Glenn Greenwald lors du 30xc3

Fév 13

Glenn Greenwald lors du 30xc3

Lors du 30e CCC, le journaliste Glenn Greenwald qui est devenu célèbre après avoir révélé les différents scandales de la NSA a pris la parole pour s’exprimer au sujet de sa source Edward Snowden, de leur rencontre, de son métier de journaliste, de Wikileaks, des énormes difficultés qu’il a rencontrées suite à ses révélations, des États-Unis et du contexte de surveillance globale actuel…

Voici une traduction de Korben

 

Présentateur : Il s’agissait de vos applaudissements, Glenn ! Bienvenue au 30e congrès sur la communication du Chaos, à Hambourg. La parole est à vous !

Greenwald : Merci, merci beaucoup !

Merci à tous pour cet accueil si chaleureux et merci également aux organisateurs du congrès de m’avoir invité à prendre la parole.
Ma réaction, quand j’ai appris que l’on me demandait d’exprimer mes points de vue lors de cette conférence, a été similaire à celle que l’on a quand on répond : « Attendez, quoi ? »

Et la raison en est que mes compétences en terme de cryptographie et de piratage ne sont pas tout à fait reconnues au niveau international. Vous savez, l’histoire a été racontée à plusieurs reprises de la façon dont j’ai failli perdre la plus grande histoire de sécurité nationale de ces dix dernières années, tout cela parce que j’avais trouvé que l’installation de PGP était particulièrement pénible et difficile.

Il y a une autre histoire qui est très similaire et qui illustre le même point et que je n’avais pas jusqu’à présent estimé utile de raconter jusqu’à aujourd’hui : Peu avant mon voyage à Hong Kong, j’ai passé de nombreuses heures en compagnie de Laura Poitras et d’Edward Snowden, à essayer de réviser mes fondamentaux en terme de technologies de sécurité dont j’aurai besoin afin de raconter cette histoire. Ils ont tenté de m’enseigner toutes sortes de programmes et en sont arrivés à la conclusion que le seul, du moins pour le moment, que je pouvais entièrement maîtriser était TrueCrypt.

 

Ils m’ont enseigné les rudiments de TrueCrypt et quand je suis allé à Hong Kong, même avant d’aller dormir, j’en étais à toujours essayer de comprendre TrueCrypt. Je tentais de découvrir certaines fonctions qu’ils ne m’avaient pas apprises et avais une réelle confiance en mes chances de les découvrir.
Au terme du troisième ou quatrième jour, je suis allé les revoir tous les deux et j’en ai ressenti une indicible fierté. Je leur ai montré toutes les nouvelles choses que j’étais parvenu à découvrir et à faire sur TrueCrypt et me suis ainsi autoproclamé Roi de la cryptographie. J’étais vraiment parvenu à un stade avancé de connaissance.
Je suis allé les voir l’un et l’autre et je n’ai eu aucune marque de reconnaissance à mon égard en retour. En fait, ce que j’ai vu est qu’ils tentaient, tant bien que mal, de ne pas me montrer leur étonnement et leur surprise, l’un comme l’autre.

J’ai leur ai dit « Pourquoi réagissez-vous de cette manière ? Pourquoi cela ne serait-il pas une formidable réussite ? Ils ont laissé un certain moment passer. Aucun des deux ne voulait me contredire jusqu’à ce que finalement Snowden craque et me dise « TrueCrypt est vraiment conçu pour que même votre petit frère soit capable de devenir un maitre en la matière. Cela n’a rien d’impressionnant ».

Je me souviens d’avoir été complètement démoralisé et dans un état d’esprit de déprime. Bon, c’était il y a de cela six mois. Au cours de ce laps de temps, les technologies de sécurité et les technologies de la vie privée sont devenues vraiment centrales dans tout ce que j’étais amené à faire. J’ai appris des quantités de choses, aussi bien sur l’une que sur l’autre et comment elles fonctionnaient. Et je suis loin d’être le seul. Je pense que l’enseignement le plus significatif que m’a apporté ces six derniers mois, le plus indiscutable, est le nombre de personnes qui aujourd’hui réalise l’importance d’assurer la protection de leurs communications.

Si vous allez et que vous regardez ma boite mail depuis juillet, probablement 3 à 5 % des courriels que j’ai reçu étaient composés de code PGP. Ce pourcentage s’élève à plus de 50% aujourd’hui. Lorsque nous parlons de la manière de créer notre nouvelle société de médias, nous passons très peu de temps sur cette question. On a simplement supposé que nous allions tous utiliser le chiffrement le plus sophistiqué qui était disponible pour communiquer avec un tiers.

Et je pense, de façon plus encourageante, que toutes les fois où j’ai été contacté par quelqu’un issu du secteur journalistique, de l’activisme ou d’autres domaines connexes, ces derniers utilisent pour la plupart le chiffrement et ceux qui ne le font pas ou ne savent pas le faire sont soit embarrassés soit honteux et assurent qu’ils ne vont pas tarder à s’y mettre.

C’est vraiment remarquable de constater ce changement radical puisque même au milieu de l’année dernière, quand je parlais à certains journalistes d’envergure spécialisés dans le domaine de la sécurité nationale et qui avaient travaillé sur certaines informations très sensibles, et bien aucun d’entre eux ne savait ce qu’était le PGP, l’OTR ou tout autre technologie de pointe. C’est très encourageant de constater à quel point cette technologie est en train de se développer et de s’étendre.

Je pense que ceci met en lumière un point extrêmement important qui me donne toutes les raisons d’être très optimiste. Je me suis souvent demandé si les histoires que nous avons apprises au cours de ces six derniers mois, les rapports et les débats qui ont été soulevés ne vont pas finalement changer quelque chose et imposer de véritables limites à la surveillance du gouvernement américain.
Généralement, quand les gens pensent que la réponse à cette question est oui, la chose qu’ils citent en premier lieu est probablement la moins significative, en l’occurrence le fait qu’il va y avoir un débat, et que les représentants de notre gouvernement démocratique vont répondre à nos inquiétudes et vont imposer des limites avec des réformes législatives.

Rien de tout cela est susceptible d’arriver. Le gouvernement américain et ses alliés ne vont pas volontairement restreindre leur propre capacité de surveillance d’une manière significative. En fait, la tactique du gouvernement américain que nous voyons encore et encore et cela, depuis très longtemps, est justement l’exact opposé. À savoir que lorsqu’ils sont pris sur le fait et que cela génère de grandes polémiques ou cause de profonds scandales dont ils sont les cibles, ils sont très habiles dans l’art de simuler une réforme par des gestes symboliques. Le problème est que dans le même temps, ils ne font qu’apaiser la colère des citoyens et en profite même souvent pour augmenter leur propre pouvoir sur le sujet par lequel est venu le scandale.

Nous avons pu voir que dans le milieu des années 1970, quand il y avait vraiment de sérieuses inquiétudes et des menaces réelles à l’encontre des États-Unis, du moins autant sinon plus qu’aujourd’hui, que le gouvernement américain en profite toujours pour augmenter ses capacités de surveillance et en abuse très largement. Ce que le gouvernement américain a fait en réponse pouvait se résumer en ces termes : “Eh bien, nous allons nous engager dans toutes ces réformes et cela sauvegardera tous ces pouvoirs”. Nous allons créer un tribunal spécial afin d’obliger le gouvernement à demander systématiquement l’autorisation pour la surveillance de personnes ciblées.

Cela sonnait bien, mais en fin de compte, ils ont créé un tribunal à cent lieues des intentions originelles. Il s’agit d’un tribunal secret où seul le gouvernement a la mainmise, où seuls les juges pro-nationaux sont nommés. De ce fait, ce tribunal donne l’illusion d’avoir le contrôle, mais en réalité, il s’agit de la plus grotesque et de la plus tordue des initiatives qu’ait pris le monde occidental. Il n’a d’ailleurs jamais désapprouvé cette création. Il s’agit simplement de donner l’illusion que la loi et la justice prévalent sur tout le reste.

Ils avaient aussi dit qu’ils allaient créer des comités de congrès. Le comité de surveillance ayant pour rôle de superviser les comités de renseignement qu’ils sont en train de mettre en place semblait aller dans le sens d’une limitation de tout usage abusif de leur pouvoir. Ce qu’ils ont fait à la place va directement à l’encontre de cela en installant les plus loyaux et serviles à la tête du comité de surveillance.

Cela dure maintenant depuis deux décennies et aujourd’hui, vous avez deux des plus serviles membres pro-NSA du congrès à la tête de ces comités qui sont vraiment là pour soutenir et justifier absolument tout ce la NSA fait plutôt que de s’engager dans une véritable supervision. Donc, encore une fois, cela prouve bien qu’il n’y a aucune évolution ni de réelles réformes.
Ce processus est actuellement en train de se répéter. On peut voir le président nommer une poignée de ses partisans les plus loyaux dans cette vitrine de la « Maison-Blanche indépendante » qui publie un rapport très critique à l’égard de la surveillance d’état, mais qui, en réalité, présente une variété de propositions qui, dans le meilleur des cas, rendra ces programmes mieux acceptés par l’opinion publique. Dans de nombreux cas, cela ne fera qu’augmenter les pouvoirs de la surveillance d’état plutôt que de les brider de manière significative.

De ce fait, la réponse au fait de savoir si nous allons à terme avoir une réforme ayant un sens nous renvoie directement aux procédés traditionnels démocratiques que nous avons appris à respecter. Mais les mensonges sont à chercher ailleurs. Il est possible qu’il y ait d’autres tribunaux qui imposent des restrictions significatives en considérant que ces programmes sont anticonstitutionnels.
Il est même possible que d’autres pays dans le monde qui sont vraiment indignés par les atteintes à leur propre sécurité nationale ne décident de se réunir pour créer des alternatives, soit en terme d’infrastructures, soit par le biais de régimes juridiques particuliers qui empêchent les États-Unis d’exercer leur hégémonie sur Internet. Je pense que ce qui est le plus encourageant est que les grandes sociétés privées, les sociétés d’internet et d’autres vont enfin commencer à payer le prix de leur participation à ce régime d’espionnage

Nous avons déjà remarqué que, quand ils sont mis sous le feu des projecteurs et qu’ils sont obligés de rendre des comptes sur leurs agissements, ils réalisent que leurs intérêts économiques sont menacés par le système d’espionnage et ils font tout pour essayer de garder le contrôle de la situation. Je pense que tout cela est possible à la condition que de sérieuses contraintes pèsent sur l’état de surveillance.

Mais je pense que finalement, face à tous ses mensonges, mes plus grandes espérances se situent dans cette salle avec toutes les compétences que vous possédez. Les technologies de protection des données personnelles qui ont déjà été développées : le navigateur Tor, PGP, OTR et une variété d’autres produits sont de réels progrès dans le domaine de la prévention et empêcheront le gouvernement américain et ses alliés d’envahir l’espace de nos communications.
Personne n’est parfait, personne n’est invulnérable, mais tout cela constituera un sérieux obstacle qui empêchera le gouvernement américain de continuer à détruire notre vie privée. Et finalement, la bataille pour la liberté sur Internet dépendra des outils de libération et de démocratisation utilisés pour empêcher qu’Internet ne devienne le pire outil d’oppression de l’homme de toute l’histoire. La première des batailles à remporter sera celle de la technologie.

La NSA et le gouvernement américain le savent parfaitement. C’est la raison pour laquelle Keith Alexander s’est habillé avec son petit costume, le jean de son père et son vieux t-shirt noir et participe aux conférences de hackers.

Et c’est la raison pour laquelle des corporations de la Silicon Valley telle que Palantir Technologies déploient autant d’effort pour se présenter comme des sortes de rebelles, des factions de libération pro-civil alors qu’en réalité, ils passent la plupart de leur temps à travailler en secret main dans la main avec la communauté du renseignement de la CIA pour augmenter leur profit. Ils cherchent à recruter plus particulièrement des jeunes gens brillants et les rallier à leur camp, celui de la destruction de la vie privée par le biais de l’utilisation d’internet.

L’issue de ce combat et le devenir d’Internet ne trouveront pas de réponse ici et maintenant. Tout cela dépendra de ce que nous autres, êtres humains, feront par la suite. L’une des questions les plus cruciales sera de savoir si des gens comme ceux présents dans cette salle et qui ont vos compétences, actuellement et dans le futur, succomberont ou non à la tentation d’aller travailler au profit des organismes qui essaient actuellement de détruire la vie privée dans le monde entier. Une autre question est de savoir si vous allez contribuer ou non à mettre vos talents, vos compétences et vos ressources à la disposition de la défense des droits fondamentaux de l’homme face à cette invasion et continuer à créer des technologies efficaces pour protéger notre vie privée. Je demeure très optimiste, car je pense que ce pouvoir est entre vos mains.

J’aimerai vous parler d’un autre motif de satisfaction pour moi. Il s’agit du dynamisme du mouvement pro-vie privée que je trouve particulièrement sain. Ce dernier est bien plus important et fort que je ne l’espérais et ceux qui en font partie ne pourront que s’en réjouir. Encore plus intéressant, ce mouvement est en croissance rapide et je pense qu’il s’agit d’un processus inexorable.

Je dois préciser personnellement que toutes les actions que j’ai accomplies au cours de ses six derniers mois concernant ce sujet, tous les discours que j’ai prononcés et tous les honneurs que j’ai reçus et les compliments qui m’ont été faits sont à partager avec deux personnes qui ont été d’une importance capitale dans toutes mes actions.
L’une d’elles est ma collaboratrice au courage incroyable et au charisme incomparable, Laura Poitras.

Vous savez, Laura est sans doute moins exposée que moi et cela lui convient tout à fait, mais je tiens à dire, même si cela fait un peu cliché que sans elle, rien de tout cela n’aurait été possible.
Nous nous sommes parlé quasiment tous les jours au cours de ces six derniers mois. Toutes les décisions qui ont été prises l’ont été en concertation parfaite. Le fait d’avoir pu côtoyer une personne telle que Laura qui ait ce niveau si élevé de compétence et de compréhension sur la sécurité internet sur les stratégies de protection de la vie privée a grandement conditionné la réussite de ce que nous avons entrepris.

Et puis la seconde personne à s’être monté indispensable et qui mérite vos applaudissements et votre reconnaissance est ma source, Edward Snowden.

Il est difficile de retranscrire par des mots ce que sa décision a provoqué chez moi, chez Laura et chez toutes les personnes avec qui nous avons travaillé de façon directe ou indirecte sans compter les millions de personnes à travers le monde. L’énergie et la volonté dont il a fait preuve m’ont beaucoup inspiré dans ma vie et grâce à lui, des millions de personnes vont sans doute suivre son exemple qui montre qu’un seul homme peut changer le cours des choses.

Mais je pense que ce qu’il faut retenir de plus important, c’est que nous trois n’avons pas fait tout cela pour rien. Nous nous sommes inspirés de nombreuses personnes qui ont réalisé des choses similaires dans le passé. Je suis absolument convaincu qu’Edward Snowden s’est très largement inspiré de l’héroïsme et de l’abnégation de Chelsea Manning.

Et je suis tout à fait convaincu que d’une manière ou d’une autre, il (Chelseau Manning) s’est également largement inspiré de toute la litanie des dénonciateurs et des personnes de convictions qui l’ont précédé pour dévoiler à la face du monde des situations de corruptions, d’injustices ou d’inégalités extrêmes perpétrées par les plus grandes entités du monde. Ces derniers ont eux-mêmes dû être inspirés par l’un de mes plus grands héros politiques, Daniel Ellsberg, qui a fait cela il y a maintenant quarante ans.

Au-delà de tout cela, je pense qu’il est important de comprendre que tout ce qui a été réalisé au cours de ces six derniers mois, je pense notamment aux fuites importantes et à la dénonciation des informations classifiées à l’ère numérique, présents et futurs, n’aurait jamais été possibles sans l’organisation qui a été le précurseur en la matière, à savoir Wikileaks.

Vous savez, nous n’avons pas totalement copié à la lettre le modèle de Wikileaks. Nous l’avons modifié quelque peu et tout comme Wikileaks a repris les meilleures stratégies et tactiques qui avaient fait leur preuve précédemment, nous avons cherché à modifier la méthode et éviter certaines erreurs faites par le passé. Le point que j’aimerai souligné ici, et il ne s’agit que de mon avis, est le fait que si Edward Snowden a été sauvé à Hong Kong d’une arrestation et d’un emprisonnement probable d’une trentaine d’années par les États-Unis, il le doit non seulement à Wikileaks, mais également à une femme extraordinairement courageuse et héroïque du nom de Sarah Harrison.

Il y a un nombre croissant de personnes partout dans le monde qui croient profondément en cette cause et qui sont prêts à lui consacrer toutes leurs énergies, leurs ressources et leur temps et même à se sacrifier pour elle. Je me rappelle parfaitement une conversation téléphonique que j’ai eue avec Laura il y a deux mois de cela. Même si nous communiquions tous les jours, nous ne le faisions presque jamais par téléphone. Une des rares exceptions a été provoquée par le fait que nous voulions parler d’un évènement à l’Electronic Frontier Foundation qu’elle allait couvrir au même titre que moi.

Ce qu’elle m’a dit était : « Vous savez, c’est drôle que vous pensiez à ce sujet ». Elle a passé au crible la liste des personnes qui se sont consacrées à la transparence et le prix qu’ils ont payé pour leur combat. Elle m’a dit qu’Edward Snowden était bloqué en Russie pour échapper à trente ans de prison, Chelsea Manning est en prison, Aaaron Swartz s’est suicidé. Des personnes telles que Jeremy Hammond et Barret Brown font l’objet de poursuites grotesques suite aux actions de transparence qu’ils ont engagées. Même des gens comme Jim, qui travaille pour des organisations comme le New York Times, doivent faire face à un risque d’emprisonnement pour les histoires qu’ils publient.

Laura et moi avons même été informés par de nombreux avocats qu’il n’était plus sûr pour nous de voyager dans notre propre pays et elle a dit : « C’est vraiment un signe de maladie de notre pouvoir politique que le prix à payer pour la transparence soit aussi cher et que les punitions soient si lourdes. Cela entrave le travail des médias et le congrès ne fait pas correctement le sien.

Vous savez, elle avait entièrement raison. J’ai eu à un moment une période de grand doute si le fait que d’autres personnes prennent la relève. L’analyse de cette liste me révèle un autre point intéressant est que de plus en plus de personnes se sentent concernées. La raison pour laquelle les gens de cette liste payent un tribut aussi cher à leur engagement, c’est qu’il s’agit pour les États-Unis de leur seul moyen de continuer à maintenir leur régime du secret qui leur permet de s’engager dans des actions radicales et corrompues et de poursuivre leur stratégie d’intimidation. Cet acharnement à dissuader et à menacer les militants de la transparence et à les empêcher de réaliser leurs actions n’a pour seul but que de limiter les risques de contagion et d’éviter que de nouveaux individus se joignent à la lutte.

C’est une tactique efficace. Elle fonctionne pour certaines personnes, non pas parce qu’elles sont lâches, mais qu’elles sont rationnelles. C’est vraiment l’illustration du fait que les États-Unis et le gouvernement britanniques sont non seulement prêts, mais également en mesure de déployer une politique qui bafouerait le droit. Ces derniers seraient également confortés par le peu de résistance rencontrée. De ce fait, il y a donc des militants qui concluent très logiquement que le prix à payer est trop lourd pour s’engager. C’est pour cette raison qu’ils continuent à le faire. Mais le paradoxe est qu’il y a beaucoup de personnes, de plus en plus d’ailleurs, qui réagissent de façon absolument différemment.

Quand ces derniers découvrent le véritable visage des États-Unis et du gouvernement du Royaume-Uni et voient à quel point, ces derniers sont prêts à abuser de leur pouvoir, loin d’avoir peur ou d’être dissuadés, s’en trouvent encore plus enhardis. Et la raison en est que quand vous voyez ces gouvernements capables d’un tel abus de pouvoir, vous vous rendez compte que vous n’en pouvez plus et que vous ne pouvez pas, en toute conscience, continuer à laisser faire les choses. Il devient encore plus nécessaire pour vous de vous mettre en avant et de pointer les projecteurs sur leurs actions et si vous demandez son avis à l’un des nombreux dénonciateurs ou militants, ils vont tous vous dire la même chose.

Il a fallu un certain temps pour se rendre compte de la nécessité de s’engager dans ce combat et de sa justification, mais les militants l’ont été définitivement en découvrant les actions des gouvernements eux-mêmes. Il s’agit d’une douce ironie qui me ravit personnellement et qui montre les États-Unis et leurs alliés semer eux-mêmes les grains de la discorde et alimentant ainsi la vitalité de cet activisme par leur propre comportement abusif.

Je profite de l’occasion de parler des tentatives d’intimidation et de dissuasion pour passer quelques minutes à vous parler de la posture actuelle du gouvernement américain en ce qui concerne Edward Snowden. Il est absolument clair qu’à ce stade, le gouvernement américain est parfaitement déterminé à aller jusqu’au bout de sa funeste logique. L’objectif final recherché est qu’Edward Snowden finisse dans une petite cellule pendant plusieurs décennies voire pour le reste de sa vie en étant totalement coupé du reste du monde. Et la raison qui explique un tel acharnement n’est pas dans leur inquiétude vis-à-vis d’Edward Snowden, mais plutôt dans le fait qu’ils ont peur que la société soutienne massivement Edward Snowden et ne veuille poursuivre son combat. C’est un axe d’effort majeur pour eux que de mettre Edward Snowden définitivement sous silence.

La raison pour laquelle ils ne peuvent absolument pas laisser Edward Snowden vivre une vie paisible et libre est qu’ils sont terrifiés à l’idée que ses actions incitent d’autres personnes à poursuivre ses actions. Ils n’ont aucune intention de rompre ce culte du secret qui leur permet de cacher leur conduite illégale et préjudiciable aux personnes souhaitant s’y attaquer.
Ce que je trouve le plus étonnant n’est pas tant ce que le gouvernement américain est en train de faire, mais plutôt ce qu’il est. Ce que je trouve impressionnant est qu’il y de très nombreux gouvernements à travers le monde, y compris certains qui ont fait de la protection des droits de l’homme leur cheval de bataille, et qui ont appris ces révélations héroïques en étant tout à fait prêts à rester là sans agir et à regarder un homme intègre et honnête soient discrédités, soit emprisonné pour le seul crime de leur avoir montré ce que certains faisaient de leur vie privée.

Il est vraiment surprenant de voir les gouvernements, y compris ceux des plus grands pays d’Europe, et leurs dirigeants, exprimer en public leur relative indignation quant à la violation systématique de la vie privée de leurs citoyens et leur véritable indignation cette fois-ci quand ils découvrent que leur propre vie privée en est également la cible.

Pourtant, au même moment, la personne qui a tout sacrifié pour défendre les droits fondamentaux et le droit à la vie privée est maintenant dans une situation où ses propres droits sont visés et dangereusement menacés. Je réalise alors que pour des pays tels que l’Allemagne, la France ou encore le Brésil ou encore pour d’autres pays du monde, il y a un coût élevé à défier le diktat des États-Unis. Mais il y avait un cout beaucoup plus élevé encore pour Edward Snowden qui a eu le courage de faire ce qu’il fait au nom de la défense de vos droits et qui a fait tout cela en étant conscient des risques qu’il encourait.

Je pense que ce qui est important de souligner et de comprendre est que les pays ont parfaitement les droits et les obligations internationales, par le biais des traités qu’ils ont signés, pour défendre Edward Snowden face à toute persécution politique et pour l’empêcher de finir dans une cellule pour le reste de ses jours pour avoir simplement mis sur la place publique les violations systématiques de la vie privée et d’autres formes d’abus de secret. Mais ils ont également l’obligation éthique et morale d’exploiter ses révélations dont ils sont les premiers bénéficiaires en tentant à leur tour de protéger les droits de l’intéressé pris dans la tourmente.

J’aimerai maintenant vous parler de l’un de mes sujets favoris qui est le journalisme. Quand j’étais à Hong Kong, avec Laura et Ed Snowden, j’ai longuement réfléchi au cours de la rédaction d’un livre que j’étais en train d’écrire depuis deux ans sur tous les évènements qui se sont déroulés. En discutant longuement avec Laura, nous avons réalisé que dans nos échanges, la question du journalisme et de la liberté de la presse prenaient autant de place que la question de la politique de surveillance. Les relations étroites qu’entretiennent certains journalistes et posent de sérieuses questions.
Nous savions, en particulier, que parmi nos adversaires les plus redoutables, hormis les agences de renseignement qui nous ont pris en chasse, figuraient également les serviteurs les plus dévoués et les plus fidèles des États-Unis et de la Grande-Bretagne et qui sont les médias.

Et donc, nous avons passé un temps certain à déterminer notre propre stratégie sur le sujet et avons fini par conclure que nous allions jouer un rôle très perturbateur pour les différents statu quo. Non seulement concernant le statu quo existant entre la surveillance et la politique, mais également celui du monde du journalisme. Et je pense que l’une des illustrations qui montre à quel point le comportement des médias a été suspect au cours de ces six derniers mois, depuis que les révélations ont été mises à jour est que l’information a pu circuler sans leur intervention et même malgré eux.

Un des exemples les plus significatifs que j’ai été amené à vivre personnellement s’est déroulé au cours d’une interview que j’ai donnée voilà trois semaines ou un mois à la BBC au cours de l’émission qui s’appelle Hard Talk. Au cours de l’entretien, alors que je venais de faire des observations très banales et n’appelant aucune polémique et que je venais de dire que la presse devait être libre et ne pas plier sous la pression des responsables de la sécurité nationale et qu’un journaliste devait rester un contradicteur face aux gens de pouvoir, l’intervieweur a annoncé que ces programmes gouvernementaux étaient essentiels dans la lutte contre le terrorisme et que les déclarations que j’avais formulées ne devaient pas être prises pour argent comptant tant que ces dernières n’étaient pas appuyées par des preuves irréfutables.

Quand j’ai tenté de rétorquer à sa remarque, il m’a tout bonnement interrompu. Je m’excuse par avance, car je ne sais pas trop imiter les accents britanniques bien pompeux, mais vous pourrez essayer de vous l’imaginer dans votre esprit concernant ses propos. Il m’a dit « j’ai juste besoin de vous arrêter, car vous avez dit quelque chose de si remarquable ! ». Ce journaliste était exactement comme un prêtre victorien qui est complètement scandalisé après avoir vu une femme remontant un peu sa jupe au-dessus de ses chevilles.

Il m’a ensuite dit : « Je ne peux absolument pas croire ce que vous suggérez concernant le fait que les hauts fonctionnaires et les généraux des États-Unis et de la Grande-Bretagne soient capables de faire de fausses déclarations en public ! Comment pouvez-vous dire de telles choses ! ».

Et son aptitude n’a absolument rien d’étonnant. Elle est vraiment un point de vue partagé sans le moindre doute par un grand nombre de stars américaines et britanniques du monde des médias qui ne peuvent envisager une seule seconde que des personnes ayant des médailles plein la poitrine et que l’on appelle des généraux et que d’autres qui sont de hauts fonctionnaires du gouvernement soient capables de faire des allégations fausses. Pour la majorité de ces gens, toutes déclarations sortant de la bouche de ces derniers sont considérées comme exactes à partir du moment où aucune preuve ne vient contredire leurs propos et il est considéré comme presque immoral de remettre en cause leur véracité et leur exactitude.

Évidemment, nous avons connu la guerre en Irak au cours de laquelle ces deux mêmes gouvernements ont délibérément et volontairement menti à plusieurs reprises à leur propre peuple, et ce, pendant une période de deux ans pour justifier une guerre d’agression qui a complètement détruit un pays de 26 millions de personnes. Mais il ne s’agit pas de l’unique exemple et nous en avons vu un autre au cours de ces six derniers mois. Le tout premier document qu’Edward Snowden m’a montré mettait en lumière un mensonge incontestable et proféré par le responsable du renseignement national senior du président Obama, le directeur du renseignement national James Clapper.

Ce document révélait en détail que l’administration Obama avait réussi à convaincre un tribunal secret d’obliger les compagnies de téléphone d’envoyer à la NSA chaque enregistrement de téléphone unique, chaque appel téléphonique en réponse, local et internationale de chaque américain. Il faut préciser que ce même fonctionnaire de la sécurité nationale, James Clapper avait, quelques mois plus tôt, demandé au Sénat : « Est-ce que la NSA peut recueillir des données complètes concernant les communications des Américains ? ». le Sénat avait alors répondu : « Non, Monsieur ». Voilà un exemple qui nous montre que tout n’est qu’un mensonge complet.

Il y a également bien d’autres mensonges que la NSA et les hauts responsables du gouvernement américain ont racontés et par mensonge, je veux parler de mensonges volontaires et dits en toute connaissance de cause dans le seul but de convaincre les gens et de leur faire croire n’importe quoi. Keith Alexander, le chef de la NSA, a déclaré à plusieurs reprises qu’ils étaient parfaitement incapables de suivre avec précision le nombre exact d’appels et de courriels qu’ils interceptent du système de télécommunication américain, y compris avec le programme que nous venons juste de parler et qui est sans limite, Informant, qui comptabilise avec une précision mathématique très pointue le nombre exact de données à fournir. Pour qui nous prennent la NSA et le GCHQ quand ils disent à plusieurs reprises que le but de ces programmes est de protéger la population contre le terrorisme et de garantir la sécurité nationale alors qu’ils prétendent, contrairement à n’importe quel voleur perfide, de ne jamais s’être adonné à l’espionnage pour des raisons économiques ?

Et pourtant, au fil des rapports qui nous sont révélés, de l’espionnage sur le géant pétrolier brésilien Petrobas en passant par l’espionnage sur l’organisation des états américains et des sommets économiques où des accords économiques d’envergure ont été négociés, de l’espionnage des sociétés d’énergie à travers le monde ou en Europe, en Asie et en Amérique latine, le gouvernement américain continue de nier toutes ces allégations et les considèrent comme des mensonges. Et puis nous avons le président Obama qui a dit à plusieurs reprises des paroles telles que « Nous ne pouvons pas et n’effectuons pas de surveillance ou d’espionnage sur les communications des Américains sans l’existence d’un mandat » et ceci a été dit alors que la loi de 2008 qui a été adoptée par le congrès dont il faisait partie permet au gouvernement américain d’intercepter les conversations et les communications des Américains sans mandat.

Ce que vous voyez ici est un véritable mensonge. Et pourtant, au même moment, vous pouvez observer les médias qui ont pourtant l’habitude de réagir de façon scandalisée dès que vous avancez des allégations sans preuve, mais qui, pour le cas présent, abandonnent complètement leur rôle de contradicteur. Leur rôle est hélas ici d’être les simples porte-paroles fidèles de ces puissantes organisations dont ils prétendent en être totalement indépendants.

J’aimerai ajouter une chose à ce sujet qui éclaire la façon dont fonctionnent les médias américains et britanniques. Vous pouvez très bien allumer votre télévision à n’importe quelle heure de la journée ou ouvrir un site internet et découvrir des journalistes américains très courageux qui appellent Edward Snowden un criminel et qui exigent son extradition vers les États-Unis afin qu’il soit poursuivi et emprisonné. Ils sont très courageux quand il s’agit de personnes méprisées par Washington et n’ayant aucune forme de pouvoir et qui, de fait, sont considérés comme des marginaux. Ils sont très courageux quand ils le condamnent en exigeant que les règles du droit soient appliquées le plus fidèlement possible. « Il a enfreint la loi, il doit donc en payer les conséquences ».

Et pourtant, le haut fonctionnaire du gouvernement des États-Unis en matière de sécurité nationale, lorsqu’il s’est présenté au Sénat, lui a menti droit dans les yeux, tout le monde le sait maintenant, et qui peut être considéré comme un crime encore plus grave que ce qui est reproché à Edward Snowden.

Il vous sera très difficile, voire impossible, de trouver un seul de ces journalistes intrépides, courageux qui soit capable d’exprimer ouvertement l’idée selon laquelle le directeur du renseignement national James Clapper doit être soumis à la même règle de droit et mérite d’être poursuivi et emprisonné pour les crimes qu’il a commis parce que le rôle des médias américains et leurs homologues britanniques est d’être la voix de ceux qui le plus de pouvoir et de protéger leurs intérêts et les servir.

Tout ce que nous avons réalisé au cours de ces six derniers mois et tout ce que nous avons décidé le mois dernier concernant la création d’une nouvelle organisation médiatique, a pour finalité ultime d’inverser le processus et de réanimer la profession de journaliste dans ce qu’il aurait toujours dû être, c’est-à-dire une véritable force de contradiction, un garde-fou contre ceux qui ont les pleins pouvoirs.

J’aimerai conclure sur un dernier point qui est la nature même de l’état de surveillance que nous avons signalé au cours des six derniers mois. À chacun des entretiens que je fais, les gens me posent souvent les mêmes questions telles que le fait de savoir quelle est l’histoire la plus importante que j’ai révélée ou quel est l’état d’avancement de la dernière histoire que je venais de publier. Ce sur quoi je veux vraiment mettre l’accent est qu’il n’y a véritablement qu’un seul point primordial que toutes ces histoires ont révélé.

Et ce point est, je le dis sans la moindre exagération ni en cherchant à verser dans le mélodrame, ce n’est ni métaphorique ni figuratif, mais entièrement vrai que l’objectif de la NSA et ses partenaires Five Eyes dans le monde anglophone : Canada, Nouvelle-Zélande, l’Australie et le Royaume-Uni en particulier, est d’éliminer la vie privée à l’échelle mondiale. Ils souhaitent que plus aucune communication humaine qui est transmise par voie électronique n’échappe à leur réseau de surveillance.

Ils veulent s’assurer que toutes les formes de communication humaine, par téléphone ou par Internet et toutes les activités en ligne soient collectées, contrôlées, stockées et analysées par cet organisme et par leurs alliés. Voilà une belle illustration de ce que peut être un état de surveillance omniprésent. Vous n’avez pas besoin de me croire quand je dis que c’est leur objectif. Ils sont obsédés par la recherche de la moindre petite faille sur la planète où une quelconque forme de communication pourrait se développer sans qu’ils puissent la contrôler.

Une des histoires sur laquelle nous travaillons (j’ai eu quelques ennuis quand je travaillais au Guardian quand je faisais l’annonce de mes futures histoires), mais comme je n’y suis plus, je vais vous l’annoncer sans crainte : La NSA et le GCHQ sont complètement fous à l’idée que vous puissiez monter dans un avion que vous puissiez utiliser certains appareils de téléphone portable ou des services internet tout en étant loin de leur surveillance, et ce, pendant plusieurs heures d’affilés. Ils sont obsédés par la recherche de moyens d’invasion de vos systèmes en ligne, à bord de services Internet et de services de téléphone mobile. L’idée même que les êtres humains puissent communiquer, même l’espace de quelques instants, sans qu’ils soient en mesure de collecter, de stocker, d’analyser et de surveiller ce que vous pouvez dire leur est tout simplement intolérable. C’est le mandat institutionnel.

Et j’en viens à me poser des questions à travers les entretiens que je fais dans les différents pays. « Pourquoi ils veulent espionner ce fonctionnaire ? » ou alors « Pourquoi voudraient-ils espionner la Suède ? » ou « pourquoi voudraient-ils cibler cette société-là ? ». Les bases mêmes de ces questions sont totalement étonnées. Les prémisses des questions sont que la NSA et le GCHQ ont besoin d’une raison spécifique pour cibler quelqu’un dans leur surveillance. Ce n’est pas leur façon de penser. Ils visent toute forme de communication qu’ils peuvent éventuellement exploiter et avoir sous la main. Et si vous pensez à tout ce que vous apporte votre vie privée, en tant qu’être humain, vous comprendrez leur obsession de cette vie privée qui nous permet d’explorer les frontières et de développer notre créativité. Quand vous pensez à un monde où la vie privée serait condamnée à disparaître, vous comprenez aisément le risque à éliminer justement ce qui constitue le vecteur principal de la liberté d’un individu.

L’état de surveillance, par sa nécessité, par son existence même, engendre la conformité, car lorsque les êtres humains savent qu’ils sont susceptibles d’être surveillés, même s’ils ne sont pas toujours observés, les choix qu’ils font sont beaucoup plus limités, beaucoup plus limités et se rapprochent beaucoup de l’orthodoxie que lorsqu’ils sont dans une sphère privée sans entrave ni surveillance. L’objectif affiché de la NSA et le GCHQ est, comme en attestent les exemples historiques récents, d’éliminer la vie privée et placent cet objectif au sommet de leur liste de priorités. Ce serait un signe fort qui garantirait le fait que les êtres humains ne puissent plus se soustraire aux décrets dont ils sont les émetteurs.

Et bien, je vous remercie beaucoup une fois de plus.

 

Source : Korben